A chaque fois, c'est la même histoire, "c'est vraiment typique de la France de transformer en identitaire ce qui ne l'est pas forcément", constate Pedro José Garcia Sanchez, habitant de la rue Caillié, perpendiculaire au boulevard de la Chapelle. Originaire du Venezuela, ce sociologue et ethnographe habite depuis près de six ans dans le quartier et a eu maintes fois l'occasion de l'analyser lors de ses "balades urbaines" avec ses étudiants.
Pour cet universitaire à la silhouette ronde, si l'article du Parisien est "caricatural", il souligne une question essentielle : le partage de l'espace public. "Un partage encore plus délicat dans un quartier comme la Chapelle, largement éprouvé depuis des années", explique-t-il. "Ici se concentrent pauvreté, précarité, deals et vente de rue. En un an, les habitants ont vécu près d'une trentaine d'évacuations violentes de campements, de Stalingrad aux jardins d'Eole. N'importe quel quartier qui aurait à vivre cela serait perturbé."
Pour éviter que les migrants ne se réinstallent, tous les interstices proches des bouches de métro ont été fermés, "en contradiction totale avec ce qui définit aussi l'espace public, c'est-à-dire le passage, la circulation". Ajoutez à cela un "cosmopolitisme éprouvé comme n'importe où ailleurs dans Paris", et vous avez tous les éléments pour créer "un sentiment de malaise et de trouble, ajoute le sociologue. Car le propre de la mixité, c'est d'être problématique. Mais ce n'est pas forcément une peine, ça peut aussi être une ressource."
Assis dans un café iranien flambant neuf du boulevard de la Chapelle, Pedro José Garcia Sanchez sirote un jus de fruits. Il explique qu'il préfère analyser le harcèlement comme la conséquence de "situations" plutôt que d'actes propres à certains hommes. Aux heures de pointe, à 8 heures du matin et à 18 heures, lorsque vendeurs et passants se concentrent sur la petite place de la Chapelle, "si vous êtes une femme parmi beaucoup d'hommes, vous êtes plus vulnérable et fragile, c'est certain, explique-t-il. Vous l'êtes sans doute encore plus si vous paraissez 'perméable' à l'extérieur, plutôt que si vous avez des écouteurs sur les oreilles, ou si vous passez en vitesse lors d'un jogging."
De la même façon, "si tu es une femme et que tu passes à côté de trafiquants en plein travail, tu déranges. On va peut-être t'insulter, te brusquer. Mais c'est difficile d'évaluer si c'est pour ton genre ou pour ta simple présence. Dans certains cas, il faut faire attention aux mots : comment départager les présomptions des menaces ou des agressions ? Le malaise est aussi là." En tout cas, dans des lieux où la densité est mal encadrée, "c'est une question d'imposition de son corps sur un autre, de domination" dit-il en mimant une confrontation.
Et en termes de domination, hors de question de minorer ce que les femmes subissent. "Ma mère de presque 80 ans contourne souvent la place de la Chapelle pour aller chercher les enfants à l'école, raconte-t-il. Je sais que certaines femmes mettent en place de véritables stratégies épuisantes pour éviter les remarques, regards et contacts déplacés." Pour le chercheur, il faudrait donc repenser des villes adaptées à toutes les identités, femmes, enfants, personnes âgées... Et si des efforts d'urbanisme sont faits, comme la rédaction d'un premier livret "Genre et ville" à l'initiative de la mairie de Paris fin 2016, Pedro José Garcia Sanchez rappelle qu'ils ne peuvent produire leurs effets sans urbanité : "L'apprentissage par tous du partage de l'espace public."