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"Le nouveau président tunisien n'osera pas remettre en cause les droits des femmes", estime l'avocate féministe Bochra Belhaj Hmida

L'élection à la présidence tunisienne de Kaïs Saïed, jugé très conservateur, pourrait-elle représenter une menace pour les droits des femmes dans le pays ? Cette figure du combat féministe n'est pas inquiète. Elle appelle par ailleurs les députés à se mobiliser. 

Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas - Envoyé spécial en Tunisie
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Bochra Belhaj Hmida en train de parler avec des journalistes le 4 novembre 2015 au Parlement à Tunis. (FETHI BELAID / AFP)

Bochra Belhaj Hmida, "Bochra" comme on l'appelle souvent, ne laisse personne indifférent en Tunisie. Cette figure de la gauche se sait menacée, mais refuse les protections policières proposées. Elle est de tous les combats pour les droits des femmes. Elue députée en 2014, elle a ainsi présidé la Commission des libertés individuelles et de l'égalité (Colibe) qui a remis en 2018 un rapport proposant toute une série de mesures, parmi lesquelles l'instauration de l'égalité homme-femme pour l'héritage. Le débat a été très vif. Et le projet reste pour l'instant enlisé au Parlement. Avant les législatives, Bochra avait annoncé qu'elle quittait la vie politique "sans regret". Franceinfo Afrique l'a rencontrée juste après l'élection à la présidence tunisienne du conservateur Kaïs Saïed.

Franceinfo Afrique : Vous dites que vous quittez la politique "sans regret". Vous êtes vraiment sans regret ?

Bochra Belhaj Hmida : Sans regret ! Pour autant, je continue à m'y intéresser, mais sans exercer de responsabilités. Je constate que le système politique n'a pas su répondre à la jeunesse, à sa colère. Donc je veux jouer à la mauvaise conscience chez les progressistes qui, eux non plus, n'ont pas su être à l'écoute des jeunes générations. On n'a pas compris que l'on ne peut plus gérer le pays comme à l'époque de l'indépendance (en 1956, NDLR).

Il faut voir que les jeunes n'ont pas connu la répression, ils n'ont donc pas les mêmes références que nous. Les jeunes intellectuels, par exemple, expliquent qu'ils n'ont pas envie de juger leurs amis en fonction de leurs positions politiques. Ils nous expliquent : "Vous, les vieilles générations, vous ne vous êtes pas occupées des questions importantes comme la corruption, l'écologie... Vous avez préféré régler vos comptes." En disant ceci, je pense notamment à ceux qui s'intéressent à Kaïs Saïed. Une constatation s'impose, alors que la révolution de 2011 a été portée par des jeunes, moins de 15% d'entre eux ont voté aux récentes législatives.

Alors, pour revenir à votre question, je suis politique, je parle politique, je fais de la politique. Mais librement, sans aucun lien.

Comment voyez-vous la situation des femmes aujourd'hui en Tunisie ?

Les droits et acquis des femmes ne sont plus menacés aujourd'hui, comme ils l'étaient au début de la révolution et ce jusqu'à la proclamation de la Constitution en 2014. Aujourd'hui, aucun homme politique n'oserait y toucher de peur de perdre les voix des femmes. Béji (Caïd Essebsi, l'ancien président, NDLR) le disait tout le temps (il se vantait d'avoir été porté au pouvoir en 2014 grâce aux électrices, NDLR). Comme j'ai eu l'occasion de le dire : nous sommes des femmes libres du conservatisme des hommes. On ne peut plus nous instrumentaliser.


Bochra Belhaj Hmida avec le président Béji Caïd Essebsi (décédé en 2019) à Tunis le 13 août 2018. (AFP / TUNISIAN PRESIDENCY)

Pourtant, la Tunisie reste un pays très conservateur comme l'a montré l'affaire de votre rapport...

La Tunisie est un pays paradoxal. Il est très conservateur, ou plutôt vit une mutation. Il s'est libéré au niveau de la parole. Mais la pensée s'est-elle libérée ? Pour que ce soit le cas, beaucoup de choses doivent intervenir. Il faut, par exemple, que les médias jouent leur rôle. Mais il n'y a pas de débats, pas de programmes qui aident les gens à réfléchir.

Lors de la sortie du rapport, chaque vendredi, les imams faisaient des prêches contre lui. La plupart des médias étaient favorables à ce rapport, mais ils n'ont pas organisé de débats avec des femmes lésées par la question de l'héritage, des psychologues... Je me suis retrouvée toute seule. Je parlerais de conservatisme s'il y avait eu un débat sérieux. La conclusion que j'en tire, c'est que la culture démocratique n'est pas encore établie dans ce pays. Avant (du temps de la dictature, NDLR), on était comme dans une prison. Et soudain, on s'est retrouvé dans la jungle !

Pour revenir à la situation des femmes, je dirais qu'il faut rester vigilant, mais qu'il y a des acquis. On compte ainsi 47% de conseillères municipales. Même les femmes au fin fond du pays, dans les régions les plus reculées, se battent. Cela fait plaisir à voir !

Comment vous situez-vous par rapport à la présidentielle 

Ce n'est pas le président qui va changer les choses en matière de droit des femmes ! Béji a essayé, il a eu de l'audace. Quant à Saïed et Karoui, je les renvoie dos à dos. Aujourd'hui, ceux qui doivent agir, ce sont les députés. Ainsi, en ce qui concerne le projet de loi sur l'égalité dans l'héritage, il se trouve à l'Assemblée.

Et comment voyez-vous le parti d'inspiration islamiste Ennahdha, ses dirigeants et ses militants ?

J'ai, avec eux, des divergences de fond sur le projet de société. Mais je pense qu'il est facile de les insulter. Je ne le fais plus. J'ai négocié avec eux, j'ai du respect. Il faut voir qu'aujourd'hui, il y a plusieurs Ennahdha. Il y a ainsi une ligne révolutionnaire, ceux qui veulent appliquer la charia, le Coran. Il y a aussi ceux qui sont de plus en plus détachés de tout cela. Bref, ce n'est plus un parti homogène. On y trouve des lignes de fracture compliquées. Aujourd'hui, ce qui m'intéresse, c'est de gagner des batailles pour les droits et les libertés des femmes !


La joie de la foule à Tunis après l'annonce de la victoire de Kaïs Saïed, le 13 octobre 2019 (AFP - YASSINE GAIDI / ANADOLU AGENCY)

Que pensez-vous de Kaïs Saïed ?

Je m'intéresse aux jeunes qui sont avec lui et qui m'ont soutenue. Autour de moi, les enfants de ceux avec qui j'ai cheminé sont avec Saïed. De la vie politique de ces dernières années, ils ont retenu une classe politique corrompue qui hypothèque leur avenir. Ils pensent à une autre forme de militantisme prônant l'intégrité et passant par les urnes pour faire respecter la loi. Après, ce sera à eux d'évaluer son action ! Je trouve cela très intéressant. Que les jeunes fassent une rupture et qu'ils l'assument ! Je n'ai plus ce sentiment d'être responsable. 

Kaïs Saïed est considéré comme très conservateur. Vous ne pensez pas qu'avec lui, il pourrait y avoir un retour en arrière ?

Je ne le pense pas. Les femmes qui ont voté pour lui refuseront. Saïed a dit qu'il était pour les droits des femmes. Et puis, en matière de droits des femmes, c'est le Parlement qui a les prérogatives, pas le président. De toute façon, Saïed a dit qu'il était pour ces droits.

Vous n'êtes donc pas inquiète...

Inquiète ? Pas du tout ! Je pense que si une personne ose remettre en cause les droits des femmes, vous me pardonnerez l'expression, mais elle l'aura sur la gueule ! Au final, j'ai confiance dans ce petit pays qui vit des crises et s'en sort toujours.

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