Cet article date de plus de trois ans.

Bombardement de Bounti au Mali : la version de l’armée française contestée

En janvier 2021, des frappes aériennes menées par des avions français font 19 morts et 8 blessés. La France, assure avoir ciblé des terroristes. Des villageois dénoncent une bavure.

Article rédigé par Omar Ouahmane - Chadi Romanos
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Un Mirage 2000 de l'armée française enggé dans la force Barkhane, en 2017. (LUDOVIC MARIN / AFP)

Le 3 janvier 2021 vers 15 heures, deux Mirage 2000 français lâchent leurs bombes à proximité du village de Bounti, dans le centre du Mali. Leur cible ? Un groupe armé terroriste. Mais selon l'enquête à Bamako et à Sévaré de notre envoyé spécial, ce sont des civils qui ont été touchés. Exclusivement.

Ce dimanche-là, la force Barkhane engagée dans la lutte contre le jihadisme au Mali mène une opération près de Douentza. L'état-major français explique qu'un drone a détecté une moto avec deux individus, et que le véhicule a rejoint un groupe d’une quarantaine d’hommes adultes dans une zone isolée. "L’ensemble des éléments renseignement et temps réel ont permis de caractériser et d’identifier formellement ces hommes comme appartenant à groupe armé terroriste (GAT)" expliquent les militaires. La frappe aérienne permet de "neutraliser une trentaine de membres de groupes armés terroristes", assure le ministère des Armées, qui exclu "la possibilité d’un dommage collatéral". L’institution assure également qu'il n'y avait aucun rassemblement festif au moment où la frappe est intervenue.

>> TÉMOIGNAGE FRANCEINFO. "J’ai découvert un carnage" : un témoin d'un bombardement français au Mali raconte

Des villageois de Bounti et une association peule, de leur côté, rétorquent que cette frappe a tué une vingtaine de civils réunis pour un mariage. Depuis, les deux versions s’affrontent. Celle de la France qui assure avoir frappé un groupe armé terroriste affilié à Al Qaïda. Et celle des villageois qui dénoncent une bavure de Barkhane. 

La Fédération internationale pour les droits humains et l'Association malienne des droits de l'Homme ont demandé une enquête indépendante, rejoints par Human Rights Watch (HRW). En attendant les conclusions des enquêteurs de la Minusma, la mission de l'ONU au Mali, qui se sont rendus la semaine dernière à Bounti, notre envoyé spécial au Mali a enquêté à Bamako. Les témoignages d'Abdoulaye, 30 ans, et de Bourahima, 58 ans, nous éclairent sur ce qui a pu se passer à Bounti.

Contacté par nos soins, le ministère des Armées se refuse à commenter ces nouveaux témoignages qui mettent en cause la version française. 

Un mariage avait bien lieu près du village

Le dimanche, c’est jour de mariage au Mali. Et ce que confirme Abdoulaye, qui a parcouru plus de 800 kilomètres en bus avant d’arriver à Bamako, c’est que le 3 janvier, à Bounti, "il y avait un mariage". Mais, précise l’homme de 30 ans que notre envoyé spécial a retrouvé dans la capitale malienne, ce mariage n’avait rien de festif. C’est la vie sous le joug des jihadistes, qui ont profité du retrait de l’Etat malien et son administration pour s’installer et régir la vie des habitants, Bourahima, 58 ans, raconte : "Depuis qu’ils ont pris les armes, il n’y a pas une loi qu’ils ne dictent pas. Ils viennent, ils nous disent comment nous habiller, lorsque nos pantalons sont trop longs, ils les coupent. On doit porter la barbe sinon ils nous frappent. Nous n’avons pas le choix c’est la domination totale."

Le village de Bounti, dans le centre du Mali. (RADIO FRANCE)

L'armée française, qui a perdu les jours précédant ce bombardement cinq soldats dans cette même région, est catégorique : aucun élément constitutif d'un rassemblement festif ou d'un mariage n'a été observé. Abdoulaye est formel. "Il n'y avait que des civils réunis lors du mariage. Si la France prétend avoir frappé des jihadistes, qu'elle apporte les preuves de ce qu'elle avance. On veut voir les photos et les vidéos." Abdoulaye fait référence aux images de la mission d'observation et de surveillance prises à l'aide du drone français avant les frappes.

Des groupes d’hommes isolés ont pu être vus

"Nous étions plus d’une cinquantaine d’hommes assis sous des arbres à l’ombre où il fait plus frais, on était entre nous à l’écart des femmes", raconte Abdoulaye. Un usage dans un secteur, la région dite des "Trois Frontières", où la charia, la loi religieuse, est appliquée à la lettre, et où hommes et femme ne se mélangent pas. Le jeune Peul précise qu’ils étaient divisés en trois groupes éloignés les uns des autres, un premier composé de personnes âgées, un autre plus jeune et un dernier groupe d’enfants et d’adolescents, pendant que les femmes préparaient le déjeuner dans les cases.

Son témoignage rejoint ceux des trois habitants de Bounti avec lesquels s’est entretenue l’ONG Human Rights Watch.

L’état-major français assure qu’avant la frappe, un drone et des éléments de renseignement ont pemis d’identifier formellement les convives comme étant un groupe armé terroriste (GAT). Et de rajouter que c’est au vu de leur comportement et des matériels identifiés que le raid aérien a été ordonné.

Un rassemblement "sans armes"

"Personne ne portait d'arme", assure Abdulaye, qui précise : "Aucun d’entre nous ne sait se servir d’une arme." Certains convives étaient si âgés, d’ailleurs, qu’ils n’auraient pas été capables de porter une arme, explique-t-il. Une déclaration de Médecins sans frontières (MSF) fait d’ailleurs état de blessés âgés transportés après la frappe.

S’il y a eu des hommes en armes, c’est "juste après les frappes", assure Bourahima. L’homme, extérieur au mariage, note que "les jihadistes sont venus sur les lieux pour voir les dégâts". Il raconte les avoir entendus dire que "les victimes étaient des martyrs" avant de repartir "alors que la population enterrait ses morts".

Des victimes civiles, probable dommage collatéral

Abdoulaye, qui s'apprêtais à rejoindre la noce au moment de la frappe aérienne, se souvient de "plusieurs explosions". Il a "eu très peur (et) fui en direction de la brousse". Mais à son retour "c’était un carnage". "On n’arrivait pas à identifier les victimes. Moi, j’ai perdu trois frères et un cousin", précise-t-il, assurant que les 19 personnes tuées par ces raids sont "des civils".

"Les combattants jihadistes n’étaient pas sur place", confirme Bourahima. Mais pour ce témoin, qui était à Bounti le jour du bombardement mais n’assistait pas au mariage, "ceux qui sont morts étaient des sympathisants des jihadistes.".

Sympathisants, mais pas combattants. "Ce que je sais, conclut Bourahima, c’est que parmi la population de Bounti, il y en a qui se cotisent pour aider les jihadistes, pour leur acheter des vivres ou des munitions. En fait, ils s’entraident, ils parlent d’une même voix."

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.