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Matinée de crise à TV5 Monde après la cyberattaque islamiste

La chaîne publique française a été la cible d'une attaque informatique sans précédent qui a plongé ses antennes dans le noir pendant plusieurs heures. Reportage.

Article rédigé par Benoît Zagdoun
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Des journalistes discutent dans la salle de rédaction de TV5Monde, le 9 avril 2015, à Paris, après une cyberattaque contre la chaîne internationale francophone. (THOMAS SAMSON / AFP)

A l'entrée du siège de TV5 Monde, sur la très chic avenue de Wagram, à Paris, deux hommes fument une cigarette. Il est à peine plus de 8 heures, jeudi 9 avril, et la fatigue se lit sur leurs visages. "On a eu du boulot", glisse l'un d'eux. Les deux techniciens ont travaillé toute la nuit sur le réseau informatique de la chaîne publique française diffusée dans le monde entier, après la cyberattaque sans précédent lancée à 22 heures, mercredi soir, par des pirates se réclamant du groupe jihadiste Etat islamique. Et leur journée de travail est loin d'être terminée.

L'attaque a visé simultanément "le mux", le multiplexeur qui gère la diffusion de la chaîne sur les onze canaux différents, et le système de secours. Imparable. La conséquence a été immédiate : plus aucune image émise sur TV5 Monde. Puis les messageries internes sont tombées en panne. Les comptes Twitter, Facebook ont à leur tour été piratés. Dans le hall d'entrée, les salariés découvrent un mot rédigé à leur attention par la direction pour les informer de la crise que traverse le groupe.

Au-dessus de l'hôtesse d'accueil, les écrans de télévision diffusent tous la même image. Après de longues heures d'écran noir sur ses onze canaux internationaux, TV5 Monde est enfin parvenu à rétablir une image. D'abord en Europe vers 1 heure, puis dans le reste du monde à 6 heures. La chaîne diffuse désormais le même programme partout à la même heure. Un moindre mal. 

"C'est la pire des choses qui peut nous arriver"

Si la diffusion est rétablie, la production, elle, est à l'arrêt. La prise d'antenne en direct et la fabrication sur place sont impossibles. Au sous-sol, la régie, plongée dans le noir, est quasi déserte. Le plateau est éclairé mais vide. A cette heure, une dizaine de personnes devraient pourtant s'y affairer pour le JT de 8h30.

"C'est totalement sans précédent pour nous et sans précédent dans l'histoire de la télévision", confie Yves Bigot, directeur général de la chaîne, sur le pont depuis déjà plusieurs heures. "Un écran noir pour une chaîne de télévision, c'est la pire des choses qui peut nous arriver"

Défilé de policiers et de ministres

Cinq hommes de la police judiciaire s'engouffrent dans le bâtiment. Une enquête préliminaire pour association de malfaiteurs en vue de commettre des actes de terrorisme, introduction et accès dans un système informatisé de données et entrave à son fonctionnement a été ouverte. L'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) aussi mène des investigations. Dans la foulée, les ministres des Affaires étrangères, de l'Intérieur et de la Culture viennent apporter leur soutien à la rédaction. 

Après une demi-heure de visite, Laurent Fabius, Bernard Cazeneuve et Fleur Pellerin ressortent du bâtiment. La ministre de la Culture annonce une réunion à brève échéance de "l'ensemble des dirigeants de grands médias audiovisuels et même peut-être de presse écrite" pour s'assurer "des points de vulnérabilité ou de risque qui peuvent exister et la manière de les traiter au mieux." Le ministre de l'Intérieur exprime la volonté des autorités d'identifier "rapidement" les responsables. "Nous sommes face à des terroristes déterminés, et nous sommes déterminés à les combattre", dit-il. Il promet que les moyens alloués à la cybersécurité seront renforcés.

Des journalistes "choqués" mais déterminés

Dans la salle de rédaction, l'ambiance est calme. Les journalistes d'abord "choqués" par la violence de la cyberattaque sont maintenant "frustrés" et s'interrogent. "Est-ce qu'on fait une conf' [une conférence de rédaction] ?", demande l'un d'eux. "Je pense qu'il faut en faire une", insiste-t-il. Un autre plaisante : "Au moins, ils ont épargné la machine à café." Le JT ne peut pas se faire mais pas question pour autant de renoncer à informer. A travers TV5Monde, une chaîne francophone reçue dans plus de 200 pays, "c'est un symbole" qui a été visé, juge le directeur de l'information André Crettenand.

Les techniciens, eux, remettent le système informatique en marche, serveur par serveur. Il faut vérifier qu'ils ne sont pas endommagés ou infectés par un virus et qu'ils peuvent être relancés en toute sécurité. La tâche est titanesque. Des experts de l'Anssi sont là pour les assister. Le réseau informatique revient peu à peu. Sur son écran d'ordinateur, un journaliste contemple le menu désespérément vide du prochain JT, celui de 11 heures. Il n'aura sans doute pas lieu, mais on fait comme si.

Dans les salles de montage voisines, les monteurs ont été autorisés à rallumer leurs machines à 9 heures. Les images reçues avant 22 heures, heure de l'attaque, sont disponibles. Celles reçues après 9 heures aussi. Mais entre les deux, c'est le noir complet. Ça ne suffit pas pour faire un journal. Et de toute façon, on ne peut toujours pas diffuser en direct.

Vers 10 heures, la situation s'améliore. TV5 Monde a réussi à reprendre le contrôle total de sa diffusion partout dans le monde. Elle peut désormais diffuser des programmes spécifiques sur chacun de ses onze canaux. Entre-temps, le groupe est aussi parvenu à remettre la main sur ses comptes Twitter et Facebook et sur son site internet. Si le redémarrage prend du temps, c'est aussi parce que les enquêteurs veulent rechercher les éventuelles traces laissées par les pirates lors de l'attaque.

Les visiteurs sont priés de sortir. Il est 11 heures, une assemblée générale des salariés se tient à huis clos. A sa sortie, André Crettenand donne les dernières informations. La chaîne espère être en mesure de rétablir une programmation normale, JT compris, à 18 heures. La rédaction va se mettre au travail pour préparer une édition du "64 minutes" qui sera largement consacrée à l'attaque.

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