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Pourquoi des "gilets jaunes" veulent-ils l'interdiction des grenades explosives GLI-F4 ?

Ces grenades mixtes, dotées d'une charge explosive et de gaz lacrymogène, sont accusées d'avoir blessé grièvement plusieurs manifestants. Utilisées par les forces de l'ordre depuis plusieurs années, elles constituent un ultime recours dans les opérations de maintien de l'ordre.

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Des gendarmes mobiles sur le quai des Tuileries à Paris, le 1er décembre 2018, lors de la mobilisation des "gilets jaunes" dans la capitale. (YANN LEVY / HANS LUCAS / AFP)

Les grenades ont plu pendant les dernières manifestations des "gilets jaunes". Samedi 1er décembre, plus de 10 000 unités ont été tirées à Paris, affirme Le Parisien, dont 339 grenades GLI-F4 – des engins explosifs à l'usage controversé. Cinq avocats accusent ces armes d'être à l'origine de graves blessures de manifestants dans la capitale. Ils demandent "très officiellement" au Premier ministre "d'abroger le décret qui permet aux forces de l'ordre de les utiliser", a déclaré Raphaël Kempf, lors d'une conférence de presse, jeudi 6 décembre.

Ces avocats préviennent qu'ils contesteront un éventuel refus devant le tribunal administratif et ont également annoncé le "dépôt de plusieurs plaintes de victimes blessées ou mutilées par des tirs de grenade lors de ces journées". Par ailleurs, l'avocat William Bourdon dit avoir déposé une plainte au parquet de Paris pour un homme de 21 ans, Gabriel, qui a eu la main arrachée lors de l'explosion d'une de ces grenades sur les Champs-Elysées, le 24 novembre.

"J'ai des séquelles à vie"

Ces événements sont suivis de près par Robin Pagès, un manifestant grièvement blessé en août 2017 sur le site de Bure (Meuse). "J'étais à cent mètres environ des gendarmes mobiles. J'ai vu deux déflagrations d'un mètre de diamètre causées par des grenades GLI-F4. La suite, je ne m'en souviens plus..." Selon son récit, il se trouvait alors avec plusieurs centaines de manifestants, bloqués dans un champ par un cordon de gendarmes mobiles. "Je n'ai pas vu arriver la grenade, elle est tombée à côté de mon pied et a aussitôt explosé." Le jeune homme perd une partie du pied gauche, arraché par le souffle de l'explosion.

Le pied était creusé sur plusieurs centimètres, les os en plein de morceaux, les ligaments en cordes de guitare. Il y a d'abord eu des broches et des prothèses et puis il a fallu tout reconstruire avec des morceaux de ma cuisse et des greffes osseuses. J'ai des séquelles à vie.

Robin Pagès, manifestant blessé en 2017

à franceinfo

Cinq interventions chirurgicales plus tard, Robin Pagès "économise toujours ses pas" et peine à marcher plus de deux heures par semaine sans béquilles. Les manifestations des "gilets jaunes" ont réanimé les craintes du jeune homme, qui réclame l'interdiction des grenades GLI-F4 dans les opérations de maintien de l'ordre. La France est aujourd'hui le seul pays d'Europe à recourir à ces équipements. "C'est d'autant plus déplorable que certains pays, comme le Royaume-Uni ou l'Allemagne, connaissent pourtant des situations similaires", relève l'avocate Ainoha Pascual.

La chaussure de Robin Pagès après l'explosion d'une grenade GLI-F4, en août 2017.  (ROBIN PAGES)

Les GLI-F4 sont uniques dans l'arsenal des forces de l'ordre. Ces grenades mixtes comportent en effet une charge explosive de 25 grammes de tolite (TNT) qui provoque une forte détonation – 165 décibels à 5 mètres, davantage qu'un avion au décollage – et un effet de souffle (un "blast"). Au passage, elles délivrent également un nuage de poudre CS identique à celui d'une grenade lacrymogène, à ceci près qu'il est incolore car il ne contient pas de produit fumigène.

Des grenades "à l'effet dissuasif et psychologique"

Ces grenades sont utilisées quand "le maintien de l'ordre a pris une tournure au-delà des opérations classiques", glisse une source policière. "Elles ont un effet dissuasif et psychologique", abonde le colonel Stéphane Fauvelet, du centre national d'entraînement des forces de gendarmerie (CNEFG). Normalement, leur usage est un préalable soit à une manœuvre de décrochage – c'est-à-dire de mise à distance – soit d'appui à une unité ou à des interpellations."

Nos gaz sont parfois inefficaces quand une partie des manifestants sont équipés en conséquence, mais les F4 sont l'ultime recours et leur usage est proportionné. Vous ne pouvez pas en tirer sur quelqu'un qui lancerait de petites balles en caoutchouc.

colonel Stéphane Fauvelet, CNEFG

à franceinfo

Les GLI-F4 conviennent donc aux situations extrêmes et permettent de déstabiliser des manifestants lors de situations de violences ou d'émeutes. Et selon le colonel Fauvelet, ces cas sont de plus en plus fréquents : "Certains membres des forces de l'ordre ont été menacés avec des couteaux."

Premières blessures : "les traumas sonores"

Traditionnellement, ces grenades sont utilisées dans des sites ouverts et aérés, quand les gaz lacrymogènes ne peuvent pas saturer suffisamment l'air ambiant. Etant donné leur dangerosité, hors de question de les utiliser dans des espaces confinés. "J'ai été engagée sur un maintien de l'ordre en Corse et j'ai remonté une rue étroite. Je me suis interdit de les utiliser." C'est là où le contexte parisien, avec une forte densité de manifestants, pose des soucis aux forces de l'ordre.

Les conséquences peuvent être dramatiques. "L'effet explosif produit un éclair et une onde de choc (effet de souffle) qui peuvent se révéler dangereux (effet de panique ou lésion possible du tympan)", relevait en effet un rapport commun de l'inspection générale de la police nationale et de l'inspection générale de la gendarmerie nationale. "Les traumas sonores sont les premières blessures liées à ces grenades", abonde Stéphane Fauvelet, devant les "blasts", ces blessures liées au souffle de la détonation.

Les dispositifs à effet de souffle produit par une substance explosive ou déflagrante sont susceptibles de mutiler ou de blesser mortellement un individu, tandis que ceux à effet sonore intense peuvent provoquer des lésions irréversibles de l’ouïe.

Rapport commun de l'IGPN et l'IGGN

octobre 2014

Sur sa fiche technique aujourd'hui disparue du site, le fabricant français Alsetex, qui produit la grenade, promettait une absence d'éclats lors de la détonation. Mais Robin Pagès dit avoir eu la jambe droite et le tibia gauche bardés d'éclats métalliques. Certains débris sont toujours présents aujourd'hui dans son corps.

Vers le remplacement des GLI-F4

Les GLI-F4 peuvent être lancées à la main – dans un rayon de 50 mètres – ou à l'aide d'un lance-grenade Cougar – elles peuvent alors atteindre 200 mètres. Au total, les forces de l'ordre ont tiré 38 grenades de ce type, dont 8 à la main, la nuit de la mort de Rémi Fraisse à Sivens (Tarn). Mais c'est une autre grenade à effet de souffle, la OF-F1, qui a été fatale au jeune homme. Utilisée uniquement par la gendarmerie, cette munition très dosée en TNT a été interdite le mois suivant par le ministre de l'Intérieur.

Ce dernier, en revanche, avait maintenu les GLI-F4, jugées "indispensables à la gradation de la réponse" pour éviter les contacts entre manifestants et forces de l'ordre, un principe de base du maintien de l'ordre en France. Le ministre avait toutefois introduit l'obligation d'être à deux pour utiliser cette grenade, le rôle du deuxième fonctionnaire étant d'aider le lanceur à viser une zone sans manifestants. "Mais nous le faisions déjà", précise le colonel Stéphane Fauvelet. Ce dernier évoque des règles précise de lancers : la zone doit être dégagée de manifestants, le lanceur Cougar doit être positionné à 45° et les lancers à la main doivent être effectués en cloche.

Mais l'avocate Ainoha Pascual, elle, regrette que ces règles ne soient toujours pas rendues publiques, au contraire d'autres engins comme les lanceurs de balle de défense (LBD de type flash-ball). Le Défenseur des droits, lui, avait salué le renforcement du cadre d'utilisation des GLI-F4, dans un rapport paru en décembre 2017, avant de questionner le principe même d'un tel arsenal.

La dotation dans les opérations de maintien de l’ordre d’une arme présentant une telle dangerosité, eu égard à sa composition, reste problématique.

Défenseur des droits

rapport de décembre 2017

Cette année, les forces de l'ordre ont continué à utiliser ces grenades, notamment sur des Zad (les "zones à défendre"). Le 11 avril 2018, plusieurs personnes ont été blessées par des GLI-F4 à Notre-Dame-des-Landes, dont des journalistes, et au mois de mai, l'étudiant Maxime Peugeot a eu la main arrachée par ce type de grenade. Un mois plus tard, le ministère de l'Intérieur a précisé qu'il allait remplacer "progressivement" les GLI-F4 "pour des raisons techniques et d'effet à obtenir" –cette annonce, toutefois, avait été préparée et prévue avant même le drame.

"Nous pensions naïvement que les dernières avaient été jetées après l'évacuation de Notre-Dame-des-Landes, commente Ainoha Pascual avec amertume après les dernières manifestations de "gilets jaunes", mais apparemment, les stocks ne sont pas épuisés." Les grenades de type GM2L, dépourvues de tolite, comportent un composé pyrotechnique détonant et doivent remplacer à terme les F4. Les premières ont déjà été tirées en Nouvelle-Calédonie, au moment des quelques troubles liés au référendum. "Il ne faut pas attendre d'avoir épuisé les stocks de GLI-F4 [pour ne plus les utiliser], réagit Robin Pagès, le manifestant blessé à Bure en 2017. On ne parle pas de pesticides mais d'une arme de guerre. Elle brise des corps, elle brise des vies."

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