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"Sex Education", "The Deuce"... Comment les "coordinatrices d'intimité" révolutionnent le tournage des scènes de sexe à l'ère de #MeToo

Article rédigé par Louis Boy
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
L'actrice Emma Mackey et son partenaire Kedar Williams-Stirling sur le tournage de la série "Sex Education". (SAM TAYLOR / NETFLIX)

Ces conseillères d'un nouveau genre, employées par plusieurs séries récentes, veillent au consentement des acteurs. Elles assurent ne pas brider la créativité pour autant.

"On avait littéralement une chorégraphie. On chronométrait. 'Tu fais ça pendant sept secondes. Ensuite ça...' C'était comme une danse." Réalistes, fluides, parfois drôles : les scènes de sexe de la série Sex Education, visible sur Netflix depuis le 11 janvier, ont été saluées par la critique et les spectateurs. Elles occupent une place importante dans cette série où un lycéen, inexpérimenté mais fils d'une sexologue, guide ses camarades dans la découverte de la sexualité. Leur réussite tient en partie à la "chorégraphie", que décrit l'actrice Emma Mackey, issue du travail avec une coach au rôle presque inédit : une "coordinatrice d'intimité".

Apparue ces dernières années, d'abord au théâtre puis sur les tournages, cette profession se répand dans les pays anglophones, surtout depuis l'affaire Weinstein. Les exemples restent rares, mais devraient se multiplier après que la chaîne américaine HBO a annoncé qu'elle emploiera désormais des "coordinatrices d'intimité" pour toutes ses séries. Leur rôle ? Superviser les scènes de sexe et de nudité avec autant de précaution qu'on le ferait pour des combats ou des cascades.

"Un chaperon dans un bal de promo"

Pour leur deuxième saison, les producteurs de la série The Deuce ont ainsi embauché une ancienne cascadeuse, Alicia Rodis, comme responsable de "l'intimité", terme pudique employé par les Américains pour parler des scènes de nudité ou de sexe. Elle n'a pas manqué de travail, puisque la série se déroule dans le milieu du porno new-yorkais dans les années 1970. Dans un article publié par le New York Times, l'actrice Margaret Judson, embauchée pour un petit rôle d'actrice X, raconte sa surprise d'avoir été appelée, la veille du tournage, par Alicia Rodis, qui souhaitait s'assurer qu'elle se sentait "à l'aise" en vue des scènes explicites qu'elle devait tourner le lendemain. Jamais elle n'avait entendu parler auparavant de responsables de "l'intimité" sur un plateau.

Dans une scène, j'étais pressée contre les barreaux d'une cellule de prison, et mon corps était très dénudé. Mme Rodis s'est assurée que j'étais consciente de ce qu'on voyait à l'écran.

Margaret Judson, actrice de la série "The Deuce"

au "New York Times"

"C'était le cas, et j'ai continué, poursuit Margaret Judson. C'est un choix que j'ai eu le sentiment de pouvoir faire de manière indépendante." Sur le plateau, Alicia Rodis, que l'actrice compare à "un chaperon lors d'un bal de promo", s'occupait aussi bien de distribuer de l'eau et de s'assurer que les acteurs se lavaient bien les mains, que de "chorégraphier certains mouvements, comme le ferait une responsable des cascades" sur le tournage d'un film d'action.

"Qu'il n'y ait de surprise pour personne"

"Ma seule fonction est de m'assurer qu'il n'y ait de surprise pour personne sur le plateau", résume l'intéressée dans une interview accordée au site de la chaîne américaine HBO, qui produit The Deuce (en France, elle est diffusée par OCS). Son travail commence par des discussions avec le réalisateur et le principal scénariste, pour mieux comprendre leurs attentes. Ensuite, cela implique aussi bien de préparer avec les costumières des sous-vêtements les plus épais possibles – "pour que, si votre partenaire a une 'réaction vasculaire', vous n'ayez pas à la sentir" – que de veiller à ce que les interprètes aient toujours un moyen de sortir du plateau, "s'ils ont besoin d'une pause".

Ita O'Brien, "coordinatrice d'intimité" sur le tournage de la série "Sex Education", ici lors d'un atelier avec des acteurs à Sidney (Australie), le 18 novembre 2018. (DEAN SEWELL / THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA)

Le cœur de la fonction de ces assistantes – nous n'avons pas connaissance d'un homme qui occuperait ce poste – est de s'assurer du consentement des acteurs à chaque geste lors du tournage. Pour Ita O'Brien, la "coordinatrice d'intimité" de Sex Education et contactée par franceinfo, il s'agit ainsi de leur donner "le pouvoir de dire non". Depuis 2014, elle dispense des ateliers où elle expose notamment la liste de directives et de bonnes pratiques pour le tournage des scènes "d'intimité". Celle-ci comprend de nombreux principes, comme "se mettre d'accord sur les zones de contact physique" entre les acteurs. Elle les encourage aussi à entrer dans les détails, de façon claire.

Une actrice doit pouvoir dire que si on lui passe une main sur la jambe, jusqu'au genou c'est ok, mais au-dessus c'est non.

Ita O'Brien, coordinatrice d'intimité

à franceinfo

Avant de commencer le tournage de Sex Education, elle a organisé un de ces ateliers avec les acteurs et l'équipe. C'était sa première expérience comme "coordinatrice d'intimité" sur un plateau. 

Un discours plus écouté après l'affaire Weinstein

La production de la série a sollicité Ita O'Brien après l'avoir entendue plaider, sur la BBC début 2018, pour des règles qui protégeraient les acteurs contre la crainte d'agressions sexuelles et leur permettraient de se concentrer sur leur jeu. Un sujet auquel "on ne prêtait pas attention avant l'affaire Weinstein et #MeToo", estime-t-elle. Sa consœur Alicia Rodis la rejoint sur ce point : si elle a cofondé sa société spécialisée en 2016, "on fait évidemment davantage appel à nous" depuis que la parole s'est en partie libérée sur ces sujets, explique-t-elle sur le site d'HBO.

Pourtant, le problème n'est pas nouveau, et semble largement répandu : Ita O'Brien estime qu'environ "80% des acteurs et actrices" qui assistent à ses ateliers, qu'ils viennent du théâtre, du cinéma ou de la télévision, "ont un souvenir de s'être sentis poussés, mal à l'aise ou harcelés" lors d'une scène de sexe. Certains ont été "touchés d'une façon excessive qui les a gênés", d'autres ont vu leur partenaire "confondre les émotions des personnages et la réalité, et se présenter devant leur loge pour leur faire de vraies avances". Des actrices ou acteurs ne s'en remettent pas, parfois au point de renoncer à leur carrière. 

Deux acteurs participent à un atelier organisé par Ita O'Brien sur les bonnes pratiques lors du tournage des scènes "intimes", à Sydney (Australie), le 18 novembre 2018. (DEAN SEWELL / THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA)

La "peur de décevoir" le réalisateur

Ces traumatismes ne sont pas toujours déclenchés par des actes malveillants. "Beaucoup de mauvaises pratiques viennent de gens qui sont trop embarrassés par le sujet pour en parler, de réalisateurs qui se contentent de dire 'débrouillez-vous'", assure Ita O'Brien. Selon elle, cette attitude "place les acteurs dans une position vulnérable", forcés d'improviser sans savoir à quel geste s'attendre de la part de leur partenaire. D'autant que le rapport de force sur un plateau n'est pas toujours en faveur des acteurs et actrices, surtout quand ils n'ont pas la notoriété d'une star.

Sur un plateau, le réalisateur et un producteur ont tenté de me contraindre à jouer une scène de sexe au dernier moment. Je n'avais jamais donné mon accord, et ils m'ont fait passer pour une actrice 'difficile' parce que j'ai refusé.

Margaret Judson, actrice américaine

dans le "New York Times"

Même quand l'ambiance sur un plateau est saine, il n'est pas forcément facile d'exprimer ses réticences avant une scène. "J'ai peur de décevoir les gens", confie ainsi à HBO l'actrice Emily Meade, qui interprète le rôle d'une jeune prostituée dans The Deuce. C'est elle qui, pour mettre fin à cette gêne, a demandé à la chaîne d'embaucher une intermédiaire entre les acteurs et le réalisateur, en l'occurrence Alicia Rodis, pour les scènes de sexe de la saison 2. 

L'actrice Maggie Gyllenhaal dans une scène de la saison 2 de "The Deuce", diffusée en 2018 par HBO et OCS. (PAUL SCHIRALDI / HOME BOX OFFICE)

"Je suis ouverte à à peu près tout ce qui est cohérent et au service de l'histoire", assure la jeune comédienne, qui apparaît dans de nombreuses scènes explicites. "Mais l'avoir comme intermédiaire m'a beaucoup aidée", en lui permettant notamment "d'avoir 5 ou 10 minutes, voire une journée, pour réfléchir à ce qu'on me demande avant d'accepter ou non".

En France, une relative improvisation

La présence d'une "coordinatrice d'intimité" est pourtant loin d'être devenue la norme, notamment en France, où nous n'avons trouvé aucun exemple équivalent. Contacté par franceinfo, Cédric Anger, réalisateur de L'Amour est une fête, confirme ne pas avoir connaissance de cas similaires. Sorti en 2018, son film aborde une thématique proche de celle de The DeuceGilles Lellouche et Guillaume Canet jouent des policiers infiltrés dans le milieu du X des années 1980. Mais lui avait choisi de ne pas chorégraphier précisément les nombreuses scènes de sexe.

On écrit un peu ces scènes, mais il y a beaucoup d'improvisation. Le but n'est pas que les acteurs jouent un rapport sexuel à la lettre, mais qu'ils se l'approprient.

Cédric Anger, réalisateur de "L'Amour est une fête"

à franceinfo

Le réalisateur explique avoir veillé "à ce que les actrices et acteurs soient à l'aise et s'abandonnent devant la caméra" en vidant au maximum le plateau lors des scènes de sexe ou en essayant "d'avoir autant de nudité masculine que féminine". Mais ses précautions ne vont pas aussi loin que les préconisations des "coordinatrices d'intimité". Interrogé sur ce nouveau métier, Cédric Anger se méfie d'une "dérive extrême" qui consisterait à "contrôler la longueur des baisers", mais voit d'un bon œil le fait "d'avoir une sorte d'intermédiaire" entre les acteurs et le réalisateur afin d'évoquer ces scènes : "C'est souvent une discussion que l'on a nous-même naturellement."

Des scènes "plus intelligentes"

Lorsqu'elle présente ses méthodes dans des ateliers ou des conférences, Ita O'Brien se voit souvent opposer cette nécessité de préserver une spontanéité dans le tournage des scènes de sexe, qui permettrait de faire passer une émotion et un désir plus authentiques. 

C'est fou. Il n'y aucune autre partie du métier d'acteur pour laquelle on considère qu'il faut ressentir la même chose que son personnage.

Ita O'Brien, "coordinatrice d'intimité"

à franceinfo

Et d'ajouter : "Quand on tourne une scène de combat, et que quelqu'un doit tomber sur une voiture du haut d'un immeuble, il est clair qu'il faut mettre des choses en place pour ne pas qu'il se blesse." Pour Ita O'Brien, son travail permet au contraire aux acteurs de mieux jouer leurs scènes de sexe. "Quand une scène est chorégraphiée" à l'avance plutôt que laissée à l'improvisation, "les acteurs sont à l'aise et peuvent plus facilement incarner leur personnage, parce qu'ils savent qu'il ne va rien leur arriver"

L'actrice Aimee Lou Wood sur le plateau de la série "Sex Education", mise en ligne en janvier 2019 par Netflix. (JON HALL / NETFLIX)

En regardant Sex Education et The Deuce, difficile d'accuser les deux séries d'avoir cédé à une dérive puritaine. Pour Iris Brey, auteure du livre et de la série documentaire Sex and the series, les scènes de sexe de The Deuce n'ont d'ailleurs "rien à voir" entre les saisons 1 et 2, après l'embauche d'Alicia Rodis, et sont "beaucoup plus intelligentes". Pour elle, les créateurs de la série de HBO ont "compris que réfléchir à ces questions, c'est réfléchir à la manière dont on filme le désir, et à comment faire des femmes les sujets de ces scènes plutôt que leur objet". Une réflexion qui pourrait bien changer la représentation de la sexualité dans de nombreux autres films et séries dans les années à venir.

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