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"C'est la première fois que je vois ça" : des enseignants dénoncent de graves irrégularités lors des jurys du bac

Certains professeurs non-grévistes qui participaient aux jurys de délibération fustigent le remplacement de notes manquantes par des notes "fictives", pour pouvoir donner les résultats du bac vendredi matin comme prévu, sous la pression du ministère.

Article rédigé par franceinfo
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La copie d'un élève qui passe le baccalauréat, à Paris, le 29 mai 2018. (PHILIPPE TURPIN / PHOTONONSTOP/ AFP)

Quelle valeur aura le baccalauréat 2019Alors que 10 000 copies du bac n'ont toujours pas été rendues par des professeurs grévistes, selon une estimation fournie sur TF1 vendredi 5 juillet, par le ministre de l'Education nationale, Jean-Michel Blanquer, certains professeurs non grévistes qui participaient aux jurys de délibération ont dénoncé le même jour de graves irrégularités lors des procédures. 

La veille des résultats, Jean-Michel Blanquer avait assuré que, face à une note manquante, une "note moyenne" de la discipline concernée sur l'année serait attribuée au candidat. Une "note provisoire", promet le ministre de l'Education nationale, qui sera remplacée par la meilleure des deux notes lorsque toutes les copies auront été rendues. Une décision de dernière minute reçue par les professeurs comme une "rupture d'égalité de traitement" pour les bacheliers. Plusieurs d'entre eux ont fait remonter des cas de notes "inventées", de professeurs mis sous pression ou de jurys tenus parfois par une seule personne... Franceinfo a recueilli leurs témoignages.

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"Je suis parti au bout de deux minutes"

"Ah non, ça ne s'est pas passé normalement", martèle au téléphone Léo*, enseignant en histoire-géographie dans les Hauts-de-Seine. Comme des centaines de collègues non grévistes, l'enseignant s'est rendu jeudi matin dans un centre d'examen pour délibérer sur les dossiers de bacheliers, avant les résultats de vendredi. "Quand on arrive, on voit que des moyennes sont incalculables, que plusieurs notes n'ont pas été rentrées", explique-t-il.

Depuis le début de la semaine, plusieurs enseignants opposés aux réformes du lycée et du bac ont refusé de saisir les notes des candidats afin de contraindre le ministre de l'Education nationale, Jean-Michel Blanquer, à rouvrir les négociations sur ces textes. "La présidente du jury a fait voter une motion pour savoir si on soutenait nos collègues grévistes. La motion a été rejetée et l'ambiance a commencé à être chahuteuse, bruyante, extrêmement confuse", poursuit-il dans un soupir. Dans la grande salle où est installé un écran géant sur lequel figurent les notes des candidats, le ton monte, tout le monde prend la parole. Certains refusent de statuer sur les élèves à qui il manque des notes, malgré le rejet de la motion. On leur rétorque : "On a voté, c'est la démocratie, vous devez participer au jury."

On nous dit sur un ton très comminatoire que nous sommes fonctionnaires, que nous devons appliquer les consignes du ministère et mettre les notes du livret scolaire.

Léo, professeur d'histoire-géographie

à franceinfo

Malgré les consignes, certains défendent qu'en tant "qu'individus" ils ne peuvent pas mettre une note moyenne car cela aboutirait à une rupture d'égalité de traitement entre les candidats. En clair : si un élève a eu une mauvaise moyenne au cours de l'année, mais a rendu une meilleure copie dont il manque la note, il serait pénalisé. Plusieurs enseignants dénoncent aussi ce passage en force du ministère, qui ne respecte pas, selon eux, le droit de grève de leurs collègues qui ont refusé d'entrer les notes.

Si moi et beaucoup de mes collègues n’avons pas fait grève, c’est qu’on ne pensait pas forcément que la réforme était mauvaise. Mais la violence du procédé avec des mots très durs m’a heurté et ça a heurté beaucoup de collègues.

Léo, professeur d'histoire-géographie

à franceinfo

Finalement, plusieurs professeurs finissent par émarger et quittent la salle. "Cela fait quinze ans que je fais des jurys et c'est la première fois que je vois ça", dit Léo. 

La souveraineté des jurys remise en cause

Même situation pour Loïc*, professeur de sciences économiques et sociales (SES) dans le Val-de-Marne. Dans son jury, plusieurs professeurs s'opposent à ce que des notes provisoires soient retenues uniquement pour publier les résultats du bac à temps. Selon eux, les demandes de l'Etat ne sont pas légales et remettent en cause la souveraineté des jurys, seuls aptes à déterminer l'admission des candidats.

"Déjà, on a commencé avec au moins trois quarts d'heure de retard. Les vice-présidents et présidents du jury étaient convoqués pour faire un point sur la situation, raconte-t-il. Il a fallu attendre encore un certain nombre de copies et même saisir les notes, puis on a remarqué que plus d'une trentaine de dossiers étaient incalculables." Son jury refuse de délibérer dans ces conditions, mais apprend avec surprise, ce vendredi, que tous les résultats ont été publiés, ce qui aurait dû être impossible. Loïc estime que d'autres personnes ont forcément rentré les notes elles-mêmes après le départ du jury. 

Les chefs de centres ont saisi eux-mêmes les notes de contrôle continu.

Loïc, professeur de SES

à franceinfo

Une présidente de jury de Montauban (Tarn-et-Garonne) abonde : "Mon jury ne s'est pas tenu hier car nous étions opposés aux consignes, mais les résultats ont quand même été publiés, c'est quelque peu surprenant !" s'indigne-t-elle. "Quand j'ai quitté l'établissement à 13 heures, il n'y avait plus aucun professeur sur place. C'est donc le chef de centre qui a validé les dossiers !" accuse-t-elle. L'enseignante suppose même que la clé internet réservée aux seuls présidents de jury pour avoir accès au dossier et éviter tout piratage a été utilisée à son insu. 

Dans d'autres cas, certains chefs de centres d'examens auraient présidé eux-mêmes le jury, faute de professeurs et de présidents présents. "La proviseure du lycée où nous étions nous a carrément demandé de quitter la salle pour présider elle-même, puisque la vice-présidente avait démissionné", raconte André*, professeur de chimie dans l'académie de Versailles.

Pour André, puisque la proviseure a elle-même présidé, il y a eu une "levée d'anonymat" illégale : elle a en effet eu accès aux dossiers, et donc aux noms des candidats, dont certains étaient scolarisés dans son lycée. En théorie, les professeurs doivent délibérer dans d'autres lycées que celui où ils enseignent pour éviter tout parti pris. "Cela peut être fait en toute équité, attention, mais c'est complètement illégal", poursuit André.

Des notes déterminées de façon arbitraire

Au-delà de la tenue des jurys, plusieurs enseignants témoignent d'un énorme cafouillage dans la saisie des notes et dénoncent des décisions aléatoires. "On nous a imposé de mettre un 10 à tout le monde en l'absence de note, avec la consigne suivante : si l'élève, sur son livret, a une moyenne supérieure à 10, il faut lui mettre la note du livret scolaire ; si l'élève a une moyenne inférieure à 10, on maintient le 10", étaye Antoine*, professeur dans l'académie d'Amiens.

Sauf que tous les élèves ne disposent pas de livret scolaire, à l'instar des candidats libres. "Normalement, on doit rentrer tout au long de l'année les notes dans un logiciel officiel, mais certains enseignants ne le font pas. Résultat, on arrive en jury sans note", déplore-t-il. Loïc, professeur de sciences économiques et sociales dans le Val-de-Marne, affirme aussi avoir reçu une consigne quelque peu incongrue pour ces candidats : si une note vient à manquer, elle devra être remplacée par une note déterminée à partir d'une matière "semblable".

Si en philo le candidat a eu 12, mais que sa copie d'histoire manque, on estime que les matières sont proches et on met la même note.

Loïc, professeur de SES

à franceinfo

,"C'est incroyable", dénonce-t-il. De son côté, Paul*, professeur de SES à La Courneuve (Seine-Saint-Denis), pointe les conséquences sur les élèves : "Certains, qui ont reçu une bonne note, mais provisoire, on leur dit qu'ils ne sont pas au rattrapage, mais que lundi, quand ils connaîtront leur 'vraie' note, ils le seront peut-être. Sauf que par rapport à leurs camarades, ils auront beaucoup moins de temps pour réviser les oraux." Sur France 2, Jean-Michel Blanquer affirme le contraire et assure que "ceux qui sont admis au baccalauréat ce matin seront certains de l'avoir".

Pour rendre publics tous les résultats vendredi, certains professeurs affirment aussi avoir subi des pressions. "Moi, on a menacé de me retirer une partie de mon salaire si je ne statuais pas, sans me donner plus de précisions. On me disait que la consigne venait du ministère", murmure Lise*, professeure d'histoire-géographie. D'autres ont été contraints d'émarger à la fin des délibérations afin qu'ils ne partent pas, alors que la signature se fait normalement en début de séance.

Pour Maurice, professeur d'histoire-géographie gréviste dans le Val-de-Marne, cette décision va dans le sens de la réforme voulue par le ministre de l'Education nationale. "Le fait d'utiliser le contrôle continu, prévu dans la réforme Blanquer, c'est une façon de justifier la réforme, affirme-t-il. C'est une stratégie libérale. On enlève les moyens, on met la pagaille, on explique que les services publics ne fonctionnent pas et on justifie sa propre réforme."

* Tous les prénoms ont été modifiés

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