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Affaire Grégory : ce qui a changé depuis (ou non) dans les méthodes d'enquête

En près de trente-trois ans, le travail des enquêteurs et les pratiques de la justice ont sensiblement évolué. A quel point l'affaire Grégory a-t-elle joué un rôle dans ces changements ? Eléments de réponse. 

Article rédigé par franceinfo - Valentine Pasquesoone
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Le juge Lambert sur une scène de reconstitution du meurtre de Grégory Villemin, à Lépanges-sur-Vologne (Vosges), le 30 janvier 1985. (PATRICK HERTZOG / AFP)

"Ça a été un électrochoc. Un électrochoc pour moi et un électrochoc collectif." Jean-Paul Tissier se souvient de l'affaire qui a marqué sa carrière. Le soir du 16 octobre 1984, Grégory Villemin, 4 ans, est retrouvé mort noyé dans la Vologne, une rivière des Vosges. Jean-Paul Tissier, lui, a 27 ans. Il est officier de police judiciaire à la section de Nancy (Meurthe-et-Moselle) et technicien en investigation criminelle. Il prendra bientôt part à une enquête qui, trente-deux ans après, n'est toujours pas close. Une enquête décriée pour ses lacunes et les "erreurs" commises, selon certains spécialistes, par le juge Jean-Michel Lambert, retrouvé mort à son domicile du Mans, mardi 11 juillet.

Jean-Paul Tissier est aujourd'hui retraité de la gendarmerie. Comme beaucoup d'autres, il a connu plusieurs étapes dans cette enquête hors norme. Et a vu certaines pratiques changer – mais pas toutes – après "les erreurs de l'époque". De l'autopsie aux relations avec la presse, comment la mort de Grégory Villemin a-t-elle transformé la justice française ? 

Des scènes de crime désormais gelées

Les pratiques de l'époque. Yves Burton, l'un des premiers gendarmes chargés d'enquêter sur l'affaire, reconnaît les manques, voire l'inexistence, de la protection des scènes de crime en 1984. Là où fut découvert le corps de l'enfant, "les gendarmes, le procureur et des témoins arrivaient sur les lieux, évoque l'ancien gendarme. Il n'y avait pas de protection." Même des badauds et journalistes ont par la suite foulé les lieux, effaçant potentiellement des éléments décisifs de l'enquête. 

Ce qui a changé. "Aujourd'hui, on 'gèle'", répond sans hésitation Yves Burton. L'ancien enquêteur est formel : "Personne ne pénètre sur la scène" tant qu'une identification criminelle n'a pas eu lieu. S'il avait été retrouvé en 2017, "le corps aurait été protégé sur place", poursuit Jean-Paul Tissier.

Le gel des scènes de crime "est devenu effectif dans les années 1990", rapporte Thierry Lezeau, ancien lieutenant de gendarmerie et auteur de Scènes de crime (Editions JC Lattès). "Aujourd'hui, le gel des lieux serait très large", poursuit-il. "On mettrait en place une garde, on noterait les voitures passant plusieurs fois." Les prises de photos et vidéos sont également courantes, tout comme l'usage de drones. Et la police scientifique reste plus longtemps sur place. "Deux à trois jours", précise Thierry Lezeau. Seuls le procureur, le directeur d'enquête et le médecin légiste peuvent aussi pénétrer sur les lieux, s'ils sont vêtus d'une protection adéquate. 

Des autopsies plus complètes 

Les pratiques de l'époque. Officier de police judiciaire, Jean-Paul Tissier a assisté à l'autopsie de Grégory Villemin en 1984. Etaient présents avec lui le médecin légiste, le juge d'instruction Jean-Michel Lambert, mort le 11 juillet, le directeur de l'enquête et plusieurs officiers de police judiciaire. L'autopsie, raconte Jean-Paul Tissier, a duré environ deux heures. "C'était relativement sommaire à l'époque", reconnaît-il. L'ancien officier se souvient des prélèvements des vêtements, des cordelettes, mais aussi sur les poumons. "De mémoire, il n'y en a pas eu ailleurs", décrit-il. L'ancien gendarme a ensuite placé les éléments sous scellé, avant qu'ils ne partent en analyse. 

Ce qui a changé. Pour Thierry Lezeau, "l'affaire a eu un impact assez fort" sur l'évolution de la médecine légale en France. Si elle avait lieu aujourd'hui, l'autopsie de Grégory Villemin commençerait par un scanner. Une virtopsie – ou autopsie virtuelle – pourrait avoir lieu. Et désormais, "tous les prélèvements vont très loin", explique l'ancien gendarme. Les médecins légistes prélèvent sous les ongles, sur la peau, effectuent des prélèvements d'organes, de sang ou d'urine. 

Jean-Paul Tissier évoque aussi un lien désormais "très fort" entre le directeur d'enquête, le magistrat et le médecin légiste. "Avant, chacun était un peu seul, travaillait dans son coin", relate-t-il.

Le rôle poussé de la science et des technologies

Les pratiques de l'époque. Sans ADN, les techniques scientifiques utilisées par la police restaient très limitées en 1984. "Il n'y avait que la police technique", rapporte Thierry Lezeau. Les enquêteurs prenaient des photos et des mesures, réalisaient des moulages ou des croquis. Faute de mieux, ils "marchaient à l'intuition", relate l'auteur de Scènes de crime. L'aveu et les témoignages tenaient une place prépondérante dans la résolution d'une enquête. L'affaire Grégory met en exergue les limites de ces méthodes et marque les véritables débuts de la police scientifique en France. 

Ce qui a changé. Dès 1984, l'enquête entraîne "une prise de conscience de l'apport possible du scientifique aux fins de la justice", poursuit Thierry Lezeau. Une loi de modernisation de la police nationale est votée en août 1985, et la sous-direction de la police technique et scientifique est créée la même année. Résultat d'une volonté politique, "le budget des labos a été multiplié par 20 entre 1985 et 1995 et des dizaines de fonctionnaires ont été recrutés", relate Patrick Rouger, ancien directeur de police technique et scientifique (PTS), interrogé par BFMTV

En 1987, la gendarmerie nationale crée également son Institut de recherche criminelle (IRCGN). La nouvelle unité répond à un besoin criant d'expertise scientifique au sein de la gendarmerie. "Seule la police avait des laboratoires, raconte le colonel Patrick Touron, directeur de l'Institut. Ces labos étaient submergés." Avec l'affaire Grégory – et d'autres enquêtes – la gendarmerie nationale prend des mesures pour remédier à ces manques. Elle forme des enquêteurs à réaliser des examens scientifiques et développe la recherche. Aujourd'hui, l'IRCGN compte des gendarmes scientifiques, capables d'intervenir sur toute scène de crime. L'affaire "a été un catalyseur pour la gendarmerie, explique le colonel Touron. Cela faisait des années que tout le monde était d'accord pour dire qu'un aveu comme reconnaissance de culpabilité était une aberration. L'élément scientifique devenait de plus en plus incontournable." 

L'entrée de l'ADN dans les techniques de la police entraînera ensuite des avancées considérables, tout comme l'arrivée de nouvelles technologies. Le logiciel AnaCrim, ainsi que d'autres innovations, ont permis de relancer l'enquête plus de trente ans après les faits. Jean-Paul Tissier évoque quant à lui des progrès sensibles en matière d'enregistrements. En 1984, "les voix du corbeau étaient enregistrées sur des magnétophones", se souvient l'ancien gendarme. Aujourd'hui, avec le numérique, "ces fichiers seraient complètement analysés : leurs fréquences, la hauteur des voix... Nous aurions peut-être pu identifier le corbeau."

Le travail du juge d'instruction repensé

Les pratiques de l'époque. Avec la mort de Jean-Michel Lambert, premier juge à avoir instruit l'affaire Grégory, la question de la "solitude" du juge d'instruction se pose à nouveau. "A l'époque, seul le juge décidait, rappelle Yves Burton, qui travaillait avec lui sur les débuts de l'enquête. Lui seul prenait la décision de maintenir en détention." Le juge Lambert était aussi vivement critiqué pour ses confidences aux journalistes lors de l'enquête. "On communiquait avec n'importe qui", se souvient Yves Burton. 

Ce qui a changé. Les relations entre médias et justice ont été l'un des points sensibles de cette affaire. Pour Clarisse Taron, présidente du Syndicat de la magistrature, ces rapports ont sensiblement changé. Etudiante à l'Ecole nationale de la magistrature (ENM) en 1985, elle se souvient de ses cours de "média training", initiés après l'affaire Grégory. "On nous a expliqué qu'il y avait des carences de communication", se rappelle-t-elle. Les juges devraient désormais moins parler, être mieux préparés face aux journalistes. 

Mais les pratiques du juge d'instruction ont-elles vraiment changé ? Pour Clarisse Taron, la solitude du magistrat reste une réalité, même s'il existe moins de juridictions où le juge travaille seul. "En théorie, des co-saisines sont possibles pour les dossiers complexes, explique-t-elle. Mais il n'y a pas eu de postes créés. L'un des juges co-saisis continue de mener l'enquête en priorité." La présidente du Syndicat de la magistrature regrette ainsi l'abandon de la collégialité de l'instruction, votée en 2007 après l'affaire Outreau. 

Clarisse Taron, aujourd'hui avocate générale, insiste d'ailleurs sur l'impact de ces deux affaires. "L'affaire Grégory a été considérée comme mal menée", juge-t-elle. "Je pense qu'Outreau a plus conduit à une remise en cause de l'institution."

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